Samir Brikci est un trentenaire d’origine algérienne avec déjà une imposante expérience dans le domaine de l’analyse de la performance sportive à travers les outils vidéo et la statistique. Pendant cinq ans, de 2010 à 2015, il a été l’analyste des matchs de l’équipe nationale d’Algérie. Il a collaboré avec le franco-bosnien Vahid Halilhodzic et participé activement à la formidable campagne du Mondial 2014 au Brésil. Puis, il a oeuvré quelques mois avec son successeur, le Français Christian Gourcuff. Avant d’être débauché par le réputé centre Aspire de Doha et par Al-Jaish, un club important de la Qatar Stars League. Dans cet entretien exclusif, Samir nous parle avec passion d’un métier qui prend une importance capitale au sein des plus grands clubs du monde et dans l’environnement de toutes les sélections nationales.
Parlez nous d’abord un peu de votre parcours sportif avant de vous lancer dans le monde de l’analyse de la performance ?
Tout d’abord je tenais à vous remercier d’avoir pensé à moi pour mettre en valeur ce rôle d’analyste qui est peu médiatisé et donc très peu connu du grand public. Pour répondre à votre question, je n’ai pas le parcours d’un sportif professionnel mais plutôt celui d’un universitaire. J’ai cependant été gardien de but au niveau régional en France ainsi qu’au sein d’ équipes universitaires jusqu’à l’âge de 21 ans avant d’abandonner à cause des études. Bien sûr, ce n’est pas comparable à une carrière professionnelle mais cela m’a permis de baigner dans le football depuis mon jeune âge.
Comment devient-on analyste de la performance ? A part bien connaître le football, il faut sans doute avoir d’autres compétences très spécifiques. Je vois, que vous, par exemple, vous avez fait des études d’ingénieur…
Avant de commencer et pour bien comprendre la suite, je voudrais apporter une précision :je distingue deux rôles dans ce métier d’analyste, qui sont pour moi liés mais très différents. Celui d’analyste vidéo et celui de « performance analyst ». Le premier consiste en l’analyse tactique des matchs et le second en l’analyse et le suivi des données statistiques (quelles soient techniques ou physiques). Étant des domaines relativement nouveaux dans le football, il n’existait pas vraiment à mon époque de parcours universitaires spécifiques à ces métiers. Il y avait quelques formations ponctuelles qui permettaient d’acquérir la maitrise des outils technologiques dans le domaine du sport, mais pas de véritables formations. Par contre, je pense que cette filière va se développer dans les années à venir et que ce métier va devenir aussi important que celui de préparateur physique, comme cela commence à l’être depuis quelques années en Angleterre. Pour ma part, j’ai eu un parcours plutôt scientifique avec une licence en mathématiques puis un diplôme d’ingénieur en recherche et développement. Ce qui me permet d’être à l’aise dans l’analyse statistique. D’autres deviennent analyste à partir d’un cursus dans le domaine informatique ou tout simplement à partir d’une formation dans le sport telle que STAPS. Aujourd’hui il n’existe pas de règles par rapport à ce métier mais je pense que pour être un bon analyste il faut maitriser ces trois domaines (informatique, statistiques et sportif) et c’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai fini par passer un diplôme de préparateur physique, non pas parce que je veux le devenir, mais plutôt pour m’aider dans mon approche en tant qu’analyste.
La maîtrise de l’outil digital doit être totale ?
Complètement ; Que ce soit dans l’analyse vidéo avec la maitrise des logiciels d’analyse, de montages vidéo et d’animations, ou dans l’analyse des performances avec les outils technologiques tels que les GPS, cardio-fréquencemètre, logiciels statistiques… Mais le plus important n’est pas juste savoir les utiliser, mais surtout de savoir les exploiter. Vous pouvez faire des milliers de choses avec ces outils, seulement il vous faut savoir exactement quoi faire avec, quelles données aller chercher et pourquoi, et c’est là que l’expérience entre en jeu pour ne pas s’y perdre. Avec le temps, beaucoup de choses paraissent superflues et on apprend à aller vers l’essentiel.
Avoir été joueur de haut niveau ou entraîneur est-il indispensable pour exercer dans ce domaine ?
Indispensable, non. Bien au contraire, il faut une complémentarité dans un staff .Pour moi, un ancien joueur professionnel dans un staff doit essentiellement apporter son expérience dans la gestion et la préparation des matchs, choses que l’universitaire peut difficilement faire, tout comme l’ancien joueur peut difficilement faire ce que sait faire l’universitaire .C’est tout à fait normal. Concernant les connaissances dans le domaine tactique, non plus. Le football évolue à grande vitesse. Le meilleur joueur du monde des années 90 serait vite perdu s’il ne met pas à jour ses connaissances, et inversement. Un vrai passionné qui n’a jamais été professionnel peut être un excellent tacticien, et le meilleur exemple est José Mourinho. Pour progresser tactiquement, il faut bien sûr beaucoup lire et suivre des cours mais surtout regarder un maximum de matchs en cherchant à comprendre ce qu’il se passe et faire sa propre synthèse, car il y a vraiment beaucoup d’options possibles. J’ai d’ailleurs eu la chance de travailler avec deux grands tacticiens que sont Vahid Halilhodzic et Christian Gourcuff, mais qui ont des visions tactiques diamétralement opposées que ce soit dans les aspects offensifs ou défensifs.
Quelles sont en quelques mots, les principales qualités requises pour faire un bon spécialiste dans votre domaine ?
Être passionné et créatif ! Passionné pour chercher à évoluer et comprendre le domaine de l’analyse des matchs qui est très vaste et complexe car en plus des données tactiques, vous devez en effet prendre en considération les données physiques et psychologiques qui influent constamment sur les performances. Et être créatif pour toujours proposer quelque chose de nouveau. Quand vous avez une présentation de 20 minutes à faire aux joueurs, il faut faire en sorte que, à la sortie des 20 minutes, vous ayez réussi à faire passer au maximum vos messages, donc toujours innover et chercher à marquer les esprits.
Cela suppose une grande symbiose avec l’entraîneur, voire le préparateur physique ?
Une très grande symbiose avec le coach pour l’analyse tactique, et le préparateur physique pour l’analyse des données physiques. Vous devez savoir dans le détail ce que le coach recherche pour faire votre analyse tactique. Et connaitre également les besoins du préparateur physique pour savoir sur quels indicateurs vous allez travailler et sur lesquels vous allez faire votre suivi à partir des outils d’analyse physique, type GPS par exemple. Une symbiose peut même se concevoir avec l’entraineur des gardiens si celui-ci est fan de vidéo, comme par exemple en sélection d’Algérie, où l’entraineur, Mickael Boully, faisait filmer ses entrainements et me demandait très régulièrement des images de son gardien durant les matchs ainsi que les attaques du futur adversaire.
Cela reste évidemment un travail d’équipe…
Comme je vous ai dit auparavant, il faut une grande complémentarité au sein d’un staff, chacun apporte son expertise dans les différents domaines afin de tout mettre en œuvre pour que le joueur soit dans les meilleures dispositions techniques, tactiques, physiques et psychologiques possibles le jour du match.
L’analyse de la performance ne consiste pas seulement à étudier l’adversaire. Décortiquer les performances individuelles et collectives de sa propre équipe est aussi important, on suppose ?
Bien sûr. L’analyse de l’adversaire est une des nombreuses séances vidéo que nous effectuons dans la semaine d’un match. Il y a le retour sur nos précédents matchs pour corriger ou mettre en valeur ce qui a été fait, nous faisons aussi des retours sur certains exercices tactiques à l’entrainement et montrons mêmes des exemples de grands clubs ou grandes nations du football en accord avec le thème traité durant la réunion . Tout est possible. C’est pour cela que j’ai dit qu’il fallait être créatif et toujours proposer quelque chose de nouveau.
Vous avez travaillé durant cinq ans avec la Fédération algérienne et la sélection des Fennecs. Cela existait-il avant où bien faites vous partie des pionniers en la matière ?
Quand j’ai intégré l’équipe nationale d’Algérie sous l’ère de Monsieur Rabah Saâdane, il y avait un de ses adjoints, Lamine Kebir, qui s’occupait de l’analyse des adversaires. Ce n’était cependant pas sa tâche principale puisqu’il était entraîneur et essentiellement chargé du travail physique avec la sélection. Mon arrivée lui avait permis de se libérer et de se concentrer à 100% dans ses fonctions « terrain ». Je ne peux pas me permettre de dire que je suis un pionnier mais, à ma connaissance, il n’y avait pas de poste à temps plein consacré à l’analyse vidéo au niveau de la fédération. Comme cela se faisait dans de nombreux clubs à l’époque, c’était beaucoup plus une des taches des adjoints qu’un poste à part entière.
Vous avez collaboré durant trois ans avec Vahid Halilhodzic. Quelle place accordait-il à l’analyse vidéo : était-il un inconditionnel ou bien un consommateur modéré de la technique vidéo ?
Un pur inconditionnel ! Que ce soit pour l’analyse de l’adversaire, pour nos matchs ou même pour l’observation des joueurs en clubs, il regardait sans arrêt les matchs et les montages, ce qui a été très bénéfique pour moi car il avait tout le temps besoin de moi à ses cotés ce qui m’a permis d’ échanger énormément avec lui et de beaucoup apprendre à ses côtés. Pour la petite anecdote, je me souviens d’un match Bénin-Mali qui s’est joué en Juin 2012 dans le cadre des qualifications de la coupe du monde 2014, je n’exagère pas si je vous dis que nous avions dû le voir près d’une trentaine de fois en tout avant nos 4 matchs disputés contre le Mali et le Bénin (aller-retour).
Est-il plus difficile de faire son métier sur le continent africain vu la rareté des images concernant l’adversaire ?
De ce point de vue là, je n’ai pas eu à me plaindre car le secrétariat général de la fédération était très performant. Le SG était en constante relation avec les ambassades d’Algérie partout en Afrique qui nous transmettaient les vidéos de les matchs officiels joués par le pays, ce qui nous permettait d’avoir une bonne base de données avant les tirages. Quant à la qualité des images enregistrées, c’est une toute autre histoire…
En Algérie, hormis l’équipe nationale, est-ce que des clubs ont les moyens d’avoir une cellule vidéo ? Ou est- ce un luxe auquel personne ne songe ?
Très sincèrement, pour commencer et faire un travail basique, ce n’est vraiment pas difficile à mettre en place. Il existe de nombreux logiciels pas très chers qui permettent de faire des choses intéressantes, il suffit ensuite de récupérer les images ou de filmer les matchs soi-même C’est d’ailleurs comme ça que j’ai commencé. Ensuite, pour une meilleure qualité de travail, c’est en fonction des moyens que les dirigeants mettent à votre disposition. C’est comme pour les préparateurs physiques, vous avez celui qui a la chance d’utiliser des GPS tandis que d’autres se contentent de coupelles et de son sifflet ! A ce niveau-là, je n’ai pas à eu me plaindre des moyens que mettaient à ma disposition le président de fédération .Je pouvais me permettre de choisir tous mes outils de travail. Mais si on veut se lancer, beaucoup de choses sont possibles avec des logiciels basiques et surtout de l’imagination. Pour le reste, il faut convaincre ses dirigeants, mais je ne pense pas que ce soit un budget insurmontable pour un club professionnel.
La place qu’occupe désormais cet outil technologique et ce savoir-faire dans les grand clubs du monde occidental contribuent forcément à creuser l’écart et a consolider l’idée d’un football ( voire un sport) à deux vitesses…
Je pense que le but des grands clubs qui adoptent toutes les nouvelles technologies, quelles que soient leurs utilisations (analyses de matchs, outils médicaux, moyens de récupération…), est de réduire au maximum la marge d’erreur et tenter de pérenniser les performances. Mais il faut avant tout prendre en considération que ce ne sont pas juste 11 voire 14 joueurs qui jouent, mais 14 êtres humains… La technologie ne fait pas tout, il faut savoir l’adapter pour pousser le joueur.
Il se dit dans des clubs et des sélections de haut niveau que l’analyste peut jouer un rôle décisif dans la construction de la victoire d’une équipe. Vous confirmez ?
Ce n’est pas à moi, mais plutôt aux entraineurs en chef de confirmer ou pas ces dires. Une chose est sûre, c’est que chacun souhaite jouer un rôle décisif dans la construction des victoires et de se sentir important dans son environnement.
Il semblerait que votre profession ne se contente pas d’intervenir avant et après un match, mais même pendant ? Comment est-ce possible, sachant qu’une rencontre ne dure que 90 minutes ? Peut-on affiner l’analyse au coeur même de la compétition? Si oui, il faut de sacrés moyens techniques?
En toute honnêteté, je ne fais pas de « live », et je suis curieux et très intéressé de savoir comment les analystes qui le font s’en sortent. En pratique, l’entraineur a à peine cinq minutes à la mi-temps pour transmettre ses messages aux joueurs. Je ne vois donc pas où je peux m’insérer là dedans. Tout ce que j’ai pu faire, c’est de lui donner un bref avis, juste avant son discours, en fonction de ce qu’il m’a demandé d’observer car ce n’est pas évident de tout voir du banc de touche. Au cœur d’une compétition c’est différent, vous avez trois ou quatre jours entre les matchs ce qui laisse un peu plus de temps. Mais il faut s’attendre à passer des nuits blanches.
Est-ce qu’on peut dire que vous étiez avec la sélection algérienne et que vous êtes, aujourd’hui au Qatar, à Al Jaish, ce qu’on appelle dans les pays anglo-saxons, dans la Premier League anglaise notamment, un” Head of performance » ?
Le terme « Head » est généralement utilisé pour un chef d’équipe, or je suis et j’ai été tout seul ! En sélection d’Algérie, mon rôle était très axé « vidéo et statistiques», tandis qu’à El-Jaish je m’occupe également de l’analyse des GPS et cardio-fréquencemètres à l’entrainement, c’est-à-dire que j’ai plus de responsabilités. Donc là oui, nous pouvons employer le terme de « Head of performance ».
On peut penser que d’autres spécialistes arabes (Maghreb notamment) ont été recrutés par les grands clubs des pays du Golfe…
Pour le moment au Qatar, ce rôle est essentiellement occupé par des Anglais, étant donné que ce sont eux qui sont en avance dans ce domaine et que ce sont leurs outils qui sont utilisés par la fédération. Mais l’objectif est d’utiliser leur expertise pour former sur du moyen-long terme des spécialistes arabes. J’ai cette chance de bénéficier de cette formation pour me développer et, pourquoi pas, faire part de ma propre expérience et contribuer au projet.
Vous même ne deviez pas rejoindre Aspire avant de travailler à El Jaish ?
Je suis impliqué dans trois projets, dont celui d’Aspire, mais pas « Academy « , car je n’interviens pas au niveau des jeunes mais uniquement des seniors. Mon premier projet est mon rôle d’analyste pour le club d’El-Jaish, tel que je le faisais en équipe nationale d’Algérie. Ensuite, il y a le projet d’Aspire qui centralise toutes les données physiques des joueurs qataris et mesure leurs performances de matchs en fonction de la répartition de la charge d’entrainement pendant la semaine. Pour cela, chaque analyste en club est quotidiennement en relation avec le physiologiste d’Aspire pour quantifier la charge d’entrainements grâce aux outils fournis par la fédération (GPS et cardio-fréquence mètres). Et pour finir, j’ai un troisième projet avec la fédération, indépendant du club cette fois-ci, qui consiste à définir une bonne méthode d’analyse et de suivi statistique de tous les joueurs du championnat. Ce dernier projet n’était pas prévu initialement mais peut s’avérer très enrichissant.
Pour finir, que vous inspire ce slogan d’une grande société qui forme des analystes : “You can not win today’s game tomorrow”. ?
Vous ne pouvez pas gagner le match d’aujourd’hui demain », pour moi ça veut dire deux choses : premièrement que pour continuer à lutter avec les autres il faut toujours être à la page et ne pas leur laisser de l’avance surtout en méthode de travail, et, deuxièmement, que tout se prépare à l’avance et que dans le haut niveau il n’y a pas la place pour l’improvisation.
Propos recueillis par Fayçal CHEHAT